24

 

            Oleg resta de longues minutes évanoui, allongé sur le quai du canal, sonné par les coups que lui avaient assenés les deux types. Il ouvrit les yeux avec peine. Ressentit une douleur sourde dans l’entrejambe. Une autre, à la mâchoire. Et puis le goût du sang dans sa bouche. Les larmes qui coulaient sur ses joues. Ses agresseurs auraient pu achever le boulot, le précipiter dans le canal, où il se serait noyé. Avaient-ils eu pitié ? S’étaient-ils seulement posé la question ? À moins que Numéro 1 n’ait fomenté une petite mutinerie ? Il savait où les filles étaient séquestrées, détenait les coordonnées de Monsieur Jacob… Non. À supposer que Numéro 1 se soit mis dans la tête d’en savoir plus à propos de Ruderi, il s’y serait pris tout autrement. Ne se serait pas contenté d’un simple tabassage.

            Il demeura quelques instants immobile, le regard brouillé, vitreux. Des voitures longèrent le quai. Le taxi, sans doute las d’attendre, s’était découragé. À moins qu’il n’ait assisté à son cassage de gueule, confortablement installé derrière son volant, et n’ait préféré prendre le large. Oleg avait mal, très mal. Il avait lu de nombreux récits concernant les miraculés qui avaient frôlé la mort et étaient revenus du voyage in extremis, comme par miracle. Tous décrivaient un sentiment d’irréalité, une ascension, leur regard qui quittait leur enveloppe corporelle pour l’observer de haut, avec détachement. Les proches penchés à leur chevet, la chambre d’hôpital, son décorum glacé, toutes ces images se rétrécissaient progressivement, à l’infini, comme saisies par une caméra qui montait, montait, pour prendre son envol vers des cimes éthérées. Et puis la redescente. Le retour à la vie. Il frissonna, ses ongles raclèrent le granit.

            – Pas maintenant, se dit-il, pas maintenant.

            Il dut accomplir un effort démesuré pour basculer sur le côté et s’éloigner ainsi de la bordure du quai, de l’eau gorgée de détritus et qu’il entendait clapoter à son oreille, tout près, menaçante. Restait à se lever. Il prit tout son temps. La tâche était rude, mais il s’en acquitta vaille que vaille. Appuyé contre le tronc d’un arbre, il palpa les différentes parties de son corps. La douleur dans l’entrejambe allait en décroissant, en revanche il lui parut évident que sa mâchoire était fracturée. Dès qu’il l’eut effleurée du bout des doigts, il eut l’impression qu’une décharge électrique lui secouait le visage tout entier. Un peu plus haut, une plaie aux larges berges lui barrait la joue, de la paupière inférieure jusqu’aux premiers reliefs de la mandibule. Sa veste était en lambeaux, sa chemise idem, son portefeuille et son téléphone portable avaient disparu. Il ne lui restait que quelques misérables pièces de monnaie, perdues au fond de la poche de son pantalon.

            L’hôpital. L’hôpital était là, tout proche. À deux cents mètres à peine. Ce qui, dans l’état d’extrême faiblesse où il se trouvait, constituait une distance considérable. Il avança une jambe, puis l’autre. S’obstina. Quitta le square. S’engagea dans la rue de la Grange-aux-Belles, ménageant de longues pauses. Un couple s’avança à sa rencontre. Il tendit la main dans leur direction, ouvrit la bouche pour leur demander de l’aide, mais ne parvint à articuler qu’un son pitoyable.

            – Laisse tomber, s’écria la fille, alors que son compagnon commençait à s’émouvoir, c’est rien qu’un poivrot, il arrivera bien à se traîner jusqu’à l’hosto !

            Oleg les vit le dépasser, s’éloigner. Il enragea. En d’autres circonstances, la donzelle aurait amèrement regretté sa petite facétie. Toute sa vie durant, elle ignorerait à quoi elle avait échappé. Il prit plusieurs inspirations, vidant consciencieusement ses poumons, puis les emplissant, furieux de constater que la machine renâclait, refusait d’obéir. Elle ne fonctionnait tout simplement plus. L’instinct de survie ou de conservation dont il avait parlé à Le Tallec avant de le précipiter dans l’eau glacée de l’Atlantique au large des côtes de l’île de Groix libéra la réserve d’énergie qui lui permit d’avancer encore. Il était enfin arrivé au coin de la rue Bichat. Tout près du portail d’entrée de l’hôpital. Il n’avait plus ses papiers, mais il pouvait fournir aux infirmières les coordonnées de son dossier. Le nom de la personne à prévenir en « cas d’accident ». Guillaume Monteil ne tarderait pas à être alerté et prendrait toutes les dispositions. Lui apporterait tout son réconfort.

            *

 

            Le portail. Une enseigne lumineuse la surplombait. La voie du salut. Pour la rejoindre, il devrait toutefois longer puis dépasser la boutique de Pompes Funèbres Jacob. À droite de la rue. Il se cabra, révulsé, révolté. Honteux, aussi. Cette défaite, il ne l’avait pas méritée. Il fixa la vitrine, toujours éclairée, aperçut Ruderi et ses frères. Ils restaient figés, attendant toujours les instructions du ravisseur d’Ava et d’Anabel, l’œil rivé sur le téléphone, obstinément muet, et pour cause. Il ricana en se promettant de faire durer le plaisir. Tenta de gagner la chaussée pour la traverser. Une misérable parcelle de bitume à franchir. Le vertige le saisit. Les muscles de ses jambes, de ses cuisses se contractaient, mais sans coordination aucune, si bien qu’il progressa comme à tâtons, risquant à chaque seconde de chuter sur le trottoir. Et ce fut contre la vitrine du magasin de Monsieur Jacob qu’il acheva sa course chancelante, hors d’haleine, les bras écartés, le visage plaqué contre la surface de verre, qu’il souilla de larges traînées sanguinolentes.

 

Ad vitam eternam
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